L’histoire de Take-Two Interactive, l’éditeur « discret » de GTA
De l’art de s’émanciper
< id= »T1″ span style= »font-weight: 400; »>En 1993, Ryan Brant a 21 ans. Fraîchement diplômé en économie de l’université de Pennsylvanie, le fils du magnat de la presse Peter Brant (cofondateur du magazine Interview) fait ses premières armes auprès de papa, en tant que COO pour la maison d’édition spécialisée dans les livres illustrés, Stewart, Tabori & Chang. Mais pour sortir de l’ombre de son géniteur, il faut faire son trou de son côté : son choix se porte sur l’industrie numérique, en plein boom à cette période. « Je voulais me lancer dans une activité qui me permettrait de lever des fonds en étant jeune. Dans le domaine de la technologie, les gens s’attendent à ce que vous soyez plus jeune » confiera-t-il à Forbes en 1996. Pas visiblement passionné par les jeux vidéo à la base, Ryan sait convaincre : entre famille et investisseurs privés, il lève 1,5 millions de dollars à l’automne 1993.Take-Two est né.
Sa première production est Star Crusader, un jeu de tir spatial comme il en existe beaucoup à l’époque. Les ventes sont modestes, mais le projet permet au studio de se faire la main. Inspiré par le succès de Virgin avec The Daedalus Encounter, un jeu d’aventure en Full Motion Video (FMV) mettant en scène l’actrice Tia Carrere (Wayne’s World, True Lies), le studio finance Hell: A Cyberpunk Thriller avec l’acteur Dennis Hopper (Easy Rider, Super Mario Bros) dans le rôle principal. Les 300 000 exemplaires vendus en six mois incitent fortement Take-Two à continuer de surfer sur la fame des stars d’Hollywood : en 1996 sort Ripper, un nouveau jeu d’aventure en FMV mettant en scène Christopher Walken (Voyage au bout de l’enfer, Pulp Fiction), Karen Allen (Indiana Jones) et Burgess Meredith (Rocky). Les trois stars coûtent le quart du budget total de production, fixé à 2,5 millions de dollars, mais l’initiative a le double intérêt de faciliter la campagne de promotion auprès du public, mais aussi de séduire les distributeurs, appâtés par le potentiel marketing du projet.
En parallèle, Take-Two profite de son partenariat avec Sony, dont la première console tout juste disponible représente un terrain de jeu alléchant pour les petites structures qui montent. Viendra ensuite Acclaim, un puissant éditeur et distributeur qui aide l’entreprise à étendre sa présence sur le sol américain, mais aussi à l’international. Take-Two atteint les 10 millions de dollars de chiffre d’affaires après moins de trois ans d’activité : ce n’est pas suffisant pour Grant, qui craint d’être étouffé par la concurrence s’il ne renforce pas les actifs de sa société. Le moment est venu de grandir.
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La folie des grandeurs
À l’étroit dans son antre pennsylvanienne, Take-Two déménage à New York dès 1995, avant de boucler sa première acquisition d’envergure (1,75 million de dollars) : Mission Studios Corporation, un développeur spécialisé dans les simulateurs de vol, planche justement sur JetFighter III, qui voit le jour deux petits mois après ce rachat. Pas rassasié, Ryan Brant a besoin de liquidités fraîches pour étancher sa soif d’actifs : en avril 97, Take-Two entre en bourse. Les actions font recette et permettent à l’entité de disposer d’une enveloppe de plus de 6,5 millions de dollars, auxquels s’ajoutent 4 millions quelques mois plus tard suite à une nouvelle levée de fonds. Brant et Take-Two peuvent désormais rêver plus grand.
La polémique GTA n’épargne pas la France. Ici au journal télévisé de TF1.
L’éditeur ne chôme pas et renforce dans un premier temps sa force de frappe en matière de distribution, aux États-Unis comme en Europe (Royaume-Uni, France et Allemagne notamment) avec plusieurs rachats. Également acquis à cette période, le studio britannique Spidersoft, renommé Tarantula, se concentre sur le développement de jeux GameBoy Color, tandis que Talonsoft se charge de créer des jeux de stratégie historiques. C’est surtout le rachat de BMG Interactive, division jeux vidéo de la major BMG Entertainment – appartenant elle-même groupe média allemand Bertelsmann (RTL) – qui va faire décoller l’entreprise. Finalisée en mars 1998, l’acquisition intervient entre les sorties européennes – fin 97 – et américaines – à l’été 98 – du premier Grand Theft Auto sur PlayStation. Refroidi par les critiques de la presse, qui ont eu la main lourde face à la réalisation datée et la violence gratuite du jeu, BMG se dissocie du projet alors même que celui-ci est sur le point de décoller.
1,5 millions d’exemplaires vendus en un an et demi : Take-Two tient avec GTA son premier succès planétaire, bien aidé par la polémique grandissante qui accompagne la sortie du jeu sur chaque territoire. En 1998, son chiffre d’affaires a plus que doublé par rapport à l’exercice précédent : 191 millions de dollars dont 7,1 millions de bénéfices, contre 3,6 millions de gain en 1997. Rebelote en 1999, avec 300 millions de résultats et 16,3 millions de bénéfices. Avec plus de 20 acquisitions entre 1997 et 1999, l’éditeur s’achète une assise et une crédibilité qui lui permettent enfin de lancer des projets d’envergure. Ses nombreux partenariats avec Bungie, Remedy ou encore Gathering of Developers lui assurent l’édition et/ou la distribution de titres aux ambitions diverses, comme le jeu d’action cinématographique Max Payne ou l’intrigant Oni.
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A Rockstar is born
Difficile de jongler avec autant d’assets : Take-Two doit se structurer, et tient avec BMG un noyau de licences solide autour duquel construire un label cohérent. Ce sera Rockstar, créé à New York fin 1998, auquel est rapidement accolé DMA Design, studio écossais derrière les premiers GTA. Cette filiale, qui comptera pas moins de 12 studios au plus fort de son activité (une dizaine aujourd’hui), écrira certaines des plus belles pages de l’histoire de l’éditeur. Notamment chapeautée par les frères Sam et Dan Houser, déjà au travail sur le premier GTA et son extension londonienne sortie dans la foulée, l’entité voit grand pour ses débuts. Un temps envisagée sur Dreamcast, la sortie de Grand Theft Auto 3 est finalement programmée pour 2001 sur PlayStation 2.
Le premier épisode en 3D de la série est un raz-de-marée que peu d’analystes auront vu venir. Présenté lors de l’E3 2001 à Los Angeles, le jeu est snobé par la presse qui lui préfère l’oubliable State of Emergency, moins lacunaire techniquement mais surtout beaucoup moins ambitieux. Un brin fâchés par le camouflet, les frères Houser bouderont ensuite les grands salons, privilégiant une communication décidée plutôt que contrainte par un quelconque calendrier. La sortie de GTA III est chahutée par les attentats du 11 septembre 2001, qui poussent DMA Design (qui sera bientôt renommé Rockstar North) à modifier quelque peu sa copie, occasionnant trois petites semaines de retard sur sa sortie.
Le carton n’en est pas moins monumental. Avec près de 14,5 millions d’unités vendues à ce jour, le troisième GTA propulse enfin la licence en dehors des cercles d’initiés, notamment aux États-Unis où le jeu est en tête des ventes en 2001, détrôné l’année suivante par… Grand Theft Auto Vice City, nouvel épisode sorti dans la foulée après avoir été, un temps seulement, imaginé comme un contenu additionnel. 21,5 millions pour San Andreas (PS2), 25 millions pour GTA IV (PS3, Xbox 360, PC) et enfin 190 millions pour GTA V : achetée pour 14,2 millions de dollars en stock options en 1998 (avec les autres licences de BMG Interactive), la franchise a vendu plus de 400 millions de jeux en 25 ans. De quoi reléguer les autres biens de Rockstar comme Midnight Club, Bully, Manhunt ou L.A Noire au rang de faire-valoir : avec GTA et Red Dead Redemption, autre monde ouvert au succès immense (57 millions de ventes pour le second volet), Rockstar est au fil du temps devenu plus célèbre que Take-Two.
Des heures troubles
En dehors des réussites commerciales successives de sa licence phare, Take-Two a connu des moments moins reluisants dans les années 2000. On pense à cette chute soudaine de son action en bourse au moment des événements de septembre 2001, comparable à nombre d’entreprises new-yorkaise de l’époque. La finance n’a pas de pitié. Les 2 millions de ventes de GTA III avant Noël auront tôt fait de rétablir l’équilibre financier de l’éditeur, mais cette séquence inaugure une suite de déconvenues juridico-financières qui vont faire quelque peu tanguer le bâteau Take-Two, pourtant fort d’un chiffre d’affaires qui dépasse le milliard de dollars en 2003.
En voici quelques exemples :
- 2001 : rumeurs d’acquisition par Microsoft, qui vient de lancer sa branche jeux vidéo et de sortir la première Xbox
- 2001 – 2005 : Take-Two est visé par une plainte pour fraude, accusé d’avoir dopé ses résultats trimestriels avec des opérations illégales. Cette affaire aura raison de Ryan Brant qui quitte définitivement l’entreprise en 2006
- 2005 : l’affaire « Hot Coffee » défraie la chronique politico-judiciaire. Trouvé par un hacker dans le code source du jeu, ce contenu pornographique caché de GTA San Andreas met Rockstar et Take-Two sur la sellette
- 2006 : un incendie ravage une partie des locaux de Take-Two à New York
- 2006 : 163,3 millions de pertes sur l’année fiscale. Le CEO Paul Eibeler approche Electronic Arts en vue d’un rachat
Cette période trouble n’est évidemment pas du goût des investisseurs, qui critiquent largement le directoire pour sa gestion des différents problèmes rencontrés par l’entreprise. Déjà de l’aventure à ses débuts, en tant que président de BMG Interactive, le financier Strauss Zelnick convainc les actionnaires de changer le directoire de Take-Two. Il en prend la tête en mars 2007, et lance dans la foulée une restructuration d’envergure qui signera le départ de plusieurs centaines de salariés des différentes filiales de l’entreprise. Cela ne fait qu’aiguiser l’appétit d’EA, qui voit dans le même temps son meilleur ennemi Activision prendre une sacrée longueur d’avance suite à sa fusion avec Blizzard Entertainment.
Electronic Arts revient donc à la charge en février 2008, avec une offre plutôt alléchante de rachat d’actions à 25 $, un sacré bond par rapport à la valeur du moment, qui plafonne à 10 $. Les près de 2 milliards de dollars sont poliment – mais fermement – refusés par Zelnick : « nous n’avons pas claqué la porte, on a juste dit que le prix et le timing n’étaient pas bons » confiera le bonhomme à Reuters en 2008. Las, EA ne pourra pas faire taire son principal concurrent sur les simulations de sport, ni mettre la main sur la licence GTA dont le quatrième opus s’apprête à conquérir la planète jeux vidéo.
2K : l’autre fils prodigue
Une partie de la restructuration ordonnée par le nouveau directoire concerne 2K, l’autre label monté quelques années plus tôt par Take-Two suite au rachat du studio Visual Concepts (NBA, NFL, NHL, MLB, WWE) de SEGA. Outre le savoir-faire sportif indéniable de sa nouvelle acquisition, l’éditeur profite de cette entité pour créer trois sous-labels d’édition autonomes : 2K Play pour le casual gaming, 2K Sports pour le sport et 2K Games pour les jeux core gamers. Fort d’un partenariat avec Nickelodeon, le premier label sera chargé d’inonder les consoles, réseaux sociaux et smartphones de contenus grands publics.
2K permet également à Take-Two de regrouper un certain nombre de studios venus des quatre coins du monde, qu’il possède déjà ou rachète au fil du temps : Madrid, Chengdu, Las Vegas, Canberra, Brno… L’offre est moins cohérente que celle de Rockstar, mais fait émerger un certain nombre de titres qui vont marquer les années 2000-2010 comme Borderlands, BioShock, Civilization, Mafia ou encore XCom.
La naissance de 2K marque la volonté de Take-Two et de son CEO de dissocier la partie gestion et finance de la dimension éditoriale. Strauss Zelnick se tient « aussi loin que possible de la partie créative » confie-t-il à Fortune en 2015. « Mon travail est d’attirer, de retenir et d’assurer les ressources nécessaires aux plus grands talents créatifs de l’industrie. Je ne pense pas que quiconque souhaite ou ait besoin de mon expertise créative ». Zelnick est un businessman pur jus et pas un joueur, qui n’hésite pas à arbitrer avec une certaine dureté. Pas moins de 11 studios ont été fermés sous son commandement.
Surfer sur la vague
Entre 2008 et 2020, Take-Two fait assez peu parler de lui. GTA assure une rente plus que décente, avec un cinquième épisode qui a dépassé les 8 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Chaque année dans le top 10 des ventes, même dix ans après sa sortie initiale, GTA V profite également du succès de son alter ego connecté, GTA Online. Cette véritable machine à cash permet à Rockstar North de prendre tout le temps nécessaire pour peaufiner le sixième opus de la série, prévu pour 2025 et déjà programmé pour cartonner.
Entre 2013 et 2021, sous l’impulsion de GTA V, l’action de Take-Two bondit de plus de 1200 %, pour culminer à plus de 200 dollars en 2021 (environ 160 dollars aujourd’hui). Misant sur lui-même, le board de l’entreprise rachète à plusieurs reprises les actions de sa propre entreprise, et maximise ainsi ses profits. L’argent circule, avec de nombreuses acquisitions d’envergure qui viennent notamment renforcer sa position sur le jeu mobile. 250 millions pour Social Points en 2017, 192 millions pour Playdots en 2020 et 378 millions pour Top Eleven en juin 2021 : tentaculaire et protéiforme, Take-Two prend une autre dimension en 2022 avec le rachat de Zynga, alors pas au meilleur de sa forme. Plus de 12 milliards de dollars sont tout de même mis sur la table par Take-Two pour récupérer l’éditeur de jeux mobile derrière le phénomène casual FarmVille.
À côté, le rachat du succès indépendant Kerbal Space Program, qui inaugure l’initiative Private Division qui vise à éditer des jeux indépendants dans l’optique de dénicher les sensations de demain, ne pèse pas bien lourd. Alors que de nouvelles rumeurs lient Electronic Arts et Take-Two, le premier grille la politesse du second sur le dossier Codemasters. Les géants se battent à coups de millions, aiguisant l’appétit d’entités encore plus importantes : le Fonds d’Investissements Public saoudien injecte 826 millions contre 6,7 % des parts de l’entreprise, également courtisée par Sony pendant un temps. Le géant japonais cherche, au printemps 2023, une réponse au pharaonique rachat d’Activision Blizzard King par Microsoft.
Conclusion : Take-Two, la tranquillité insubmersible
Structuré avec l’intelligence pratique des financiers, Take-Two semble en avoir également la pudeur. La créativité, la gloire et les polémiques, l’éditeur les laisse bien volontiers à ses labels d’édition, qu’il ausculte malgré tout en permanence, en quête du moindre signe de faiblesse. Porté par la locomotive GTA, Take-Two ne saurait être réduit à son label Rockstar : sa présence marquée sur mobile, ses jeux de sport millionnaires et les licences de 2K lui offrent une assise et une diversité qui préviennent, en théorie, des grosses déconvenues. Sa croissance a-t-elle une limite ? On l’a vu récemment avec Activision Blizzard King et Microsoft : aucune entreprise ne semble être trop grosse ou puissante pour être absorbée. Objet de nombreuses convoitises, Take-Two Interactive aura très certainement, dans les mois ou les années à venir, des choix importants à faire.
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