La problématique du crunch dans le développement de jeux vidéo
Le crunch, qu'est-ce que c'est
Dans le monde du jeu vidéo, le crunch est une période de travail intense qui précède bien souvent une étape cruciale dans le développement d’un jeu vidéo, comme sa sortie finale ou celle de sa démo jouable. Nombreuses heures supplémentaires en semaine, travail le week-end, pression énorme : le crunch est une mise à l’épreuve physique et mentale des salariés. Parfois suggéré de manière informelle par le management en vue de tenir un délai, souvent auto-infligé, il est le résultat d’une culture globale qui peut avoir la vertu de souder une équipe… au risque de la faire exploser.
La professionnalisation du développement de jeux vidéo, après des dizaines d’années d’artisanat, a forcé les studios à se structurer. L’émergence de nouveaux métiers et l’avènement d’entreprises mastodontes cotées en bourse ont complètement bouleversé la manière dont les jeux sont créés, mais aussi les enjeux financiers qui les accompagnent. De quelques personnes dans les années 80, les équipes se composent de dizaines de professionnels dans les années 90, de centaines dans les années 2000 et jusqu’à plusieurs milliers aujourd’hui.
Les problèmes de coordination et de gestion de planning se multiplient, et les enjeux financiers sont également bien plus élevés. Il en résulte une certaine pression collective : comment parvenir à faire collaborer intelligemment plus de 2000 personnes sur un projet de l’ampleur de The Last of Us: Part II, alors même qu’elles sont réparties dans pas moins de 14 studios différents ? On peut avoir recours au crunch pour combler une dette technique, absorber les différents changements d’orientation ou encore contrebalancer les impondérables (départ d’un élément clé, conflit dans l’équipe, émergence d’un concurrent…) qui émaillent immanquablement chaque projet.
dans le jeu vidéo ?
Au-delà du problème légal évident que ce niveau de pression intense soulève, le crunch pose également de nombreuses questions éthiques. Il paraît crucial et urgent que l’industrie, dans sa globalité, se questionne sur ses pratiques pour changer durablement sa culture et faire progresser la qualité de vie de ses travailleurs.
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Une pratique institutionnalisée ?
Difficile de se faire une idée précise de l’ampleur du phénomène. L’une des premières prises de parole publiques à ce sujet date de 2004 : celle que l’on appelle alors EA Spouse dénonce, dans un billet de blog anonyme, les conditions de travail de son mari, développeur pour le géant américain Electronic Arts. Jusqu’à 85 heures de travail hebdomadaire pendant plusieurs mois, pas de compensation salariale ni de jours de récupération, pression énorme, déshumanisation permanente : en plus de décrire parfaitement les symptômes et l’insidiosité du crunch, Erin Hoffman dresse un portrait plus général – et très alarmant – des coulisses de la création de jeux vidéo.
Depuis une dizaine d’années, les témoignages se multiplient et nous permettent d’avoir une meilleure connaissance du phénomène, de son ampleur et de ses rouages pervers. Le développement chaotique de L.A Noire, annoncé en 2005 avant de voir le jour six ans plus tard, a été un autre révélateur édifiant de cette pratique. L’ambiance délétère entre le studio et son éditeur, Rockstar, s’est largement répandue dans l’équipe au fil du processus de création. Tendu, le management a déporté toute la pression sur ses salariés, et l’absence de gestion globale du projet (dette technique, ambitions démesurées, planning perfectible) ont transformé le studio en une poudrière que le succès du jeu n’est pas parvenu à contrebalancer. Team Bondi a rapidement fermé ses portes après la sortie du jeu, malgré des chiffres de vente très encourageants.
Le journaliste de Bloomberg Jason Schreier (ex-Kotaku) s’est fait le porte-voix des développeurs, désireux de faire connaître leurs mauvaises conditions de travail et les mécanismes du crunch au plus grand nombre. Electronic Arts, Bethesda, Rockstar, BioWare ou encore Naughty Dog ont notamment été la cible de ses enquêtes, dont il a tiré en 2018 un ouvrage qui fait référence : Du sang, des larmes et des pixels aborde sans faux semblant la création de divers jeux vidéo de premier plan, loin des paillettes et des success stories que les chiffres de vente mirobolants et les interviews marketing laissent traditionnellement transparaître.
Le phénomène semble courant pour les projets chapeautés par de gros éditeurs, dont les impératifs financiers se marient souvent bien mal avec le temps nécessaire à la création d’une œuvre. Le report d’un jeu entraîne mécaniquement la méfiance des investisseurs, et s’accompagne souvent d’une baisse substantielle de la valeur de l’action d’une société cotée en bourse. L’argent est évidemment le nerf de la guerre, et la pression du résultat s’insinue jusqu’aux niveaux les plus bas de la hiérarchie.
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Des répercussions à tous les niveaux
Souvent considéré comme un milieu de passionnés, le développement de jeux vidéo a la réputation de payer moins bien ses développeurs que ses pendants industriels situés en dehors du champ du divertissement, mais aussi de pouvoir en tirer davantage de labeur. Comme Hollywood pour le cinéma, le jeu vidéo est une « usine à rêves » où il est de bon ton de transiger sur ses conditions de travail pour évoluer au sein des meilleures équipes et sur les projets les plus prestigieux. La concurrence entre les travailleurs peut y être féroce, et de nombreux étudiants envahissent chaque année un marché du travail dont l’expansion peine à suivre le rythme des postulants.
Parfois institutionnel, le crunch est dans 73% des cas auto infligé d’après un sondage mené par la Game Developer Conference en 2022. Personne ne veut travailler plusieurs mois sur un jeu dont la qualité sera jugée insuffisante. Difficile aussi d’accepter que son domaine d’expertise – gameplay, infrastructure réseau, bande son, modélisation, animation etc. – ne soit pas au niveau des autres secteurs, où certains employés n’hésitent pas à multiplier les heures supplémentaires pour aboutir au meilleur résultat possible. Être à la traîne est mal vu, et nul ne veut passer pour le maillon faible d’une équipe.
De nombreuses sociétés n’hésitent pas à jouer sur cette corde sensible vicieuse pour inciter leurs employés à charbonner ad nauseam. Cet engrenage est aussi pernicieux qu’implacable : quand les heures s’accumulent, le corps finit inévitablement par montrer des signes de faiblesse, et la productivité s’en ressent. La santé mentale est également mise en balance, puisque l’équilibre entre la vie professionnelle et personnelle n’est plus assuré. 60, 80 voire 100 heures par semaine dans le cas de Red Dead Redemption 2 : les règles en matière de droit du travail explosent afin de respecter des objectifs que le management garde parfois volontairement dans le flou.
Les arrêts maladie sont mal vus, et peuvent influer sur l’avancement ou le bonus financier du travailleur. Perte d’efficacité, augmentation des erreurs qui impacteront le reste de l’équipe, risque de contamination : les raisons de rester chez soi pour récupérer sont nombreuses, mais insuffisantes pour une personne dont l’état général de fatigue se répercute sur la lucidité. Dans les cas les plus graves, c’est la dépression pour des salariés qui mettront parfois des années à s’en remettre. Les conséquences sont trop souvent dramatiques quand le produit se substitue à l’humain.
Comment éviter et combattre le crunch ?
Comment régler le problème du crunch si près des trois quarts des salariés se mettent eux-mêmes dans cette situation ? Tout d’abord, l’employeur est le garant du respect du droit du travail, et se doit donc d’intervenir quand un ou plusieurs de ses collaborateurs se mettent en situation de non conformité avec le-dit droit. Ensuite, il lui appartient de communiquer autour de ces règles et de s’assurer de la bonne compréhension de celles-ci par l’ensemble de ses équipes. Évidemment, il doit encadrer les périodes de rush, inévitables dans la vie d’un projet, avec des règles strictes en matière de rémunération et de récupération.
La transparence est également un élément clé : le planning et ses étapes importantes doivent être maîtrisés de tous et toutes au sein du studio, tandis qu’un état des lieux des avancées du projet doit régulièrement être effectué pour que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. La communication entre les collaborateurs et collaboratrices s’avère à ce titre cruciale, puisqu’elle assure que tous les secteurs qui avancent ensemble ou en parallèle sont au fait des problèmes rencontrés par les uns et les autres.
Les grosses cylindrées du secteur peuvent également chercher l’inspiration du côté des structures plus modestes. Comme souvent, les studios indépendants cherchent à montrer la voie au niveau des conditions de travail. On pense notamment aux annonces de date de sortie, désormais plus vagues ou rapprochées de l’échéance, quand le studio a plus de certitudes quant à la faisabilité de l’opération. De son côté, la communauté doit également apprendre à respecter la communication réalisée autour d’un jeu : être déçu par un jeu ne sera jamais une raison suffisante pour menacer ses créateurs et créatrices de mort.
Le crunch n’est pas un mal nécessaire. Il découle souvent d’une culture d’entreprise trop bien installée, après des années de mauvaises pratiques. Une prise de conscience générale de ses mécanismes et de ses effets pervers sur la santé physique et mentale des êtres humains aidera peu à peu les studios à faire évoluer leurs habitudes, petit à petit. Cela peut commencer dès l’école, où la culture du crunch semble savamment distillée dans les cerveaux des jeunes prospects.
Un secteur particulier cristallise par ailleurs ces mauvais traitements récurrents : le QA, ou quality assurance, regroupe toutes les personnes chargées de tester les jeux avant leur sortie afin d’en déceler les éventuels problèmes (bogues, plantages…). Dernière roue du carrosse en matière de conditions de travail, ce secteur pourtant crucial est la cible des pires traitements de la part des studios et éditeurs. Leur statut précaire – on fait appel au QA à certains stades précis du développement et non en permanence – et le peu de considération apportée à leurs retours ont poussé les représentants QA du géant Blizzard Entertainment à créer un syndicat, chose particulièrement rare de l’autre côté de l’Atlantique. Une initiative qui pourrait faire des petits, et faire avancer les consciences et la législation dans le bon sens. En France, le très remuant Syndicat des Travailleurs et Travailleuses du Jeu Vidéo est le porte-voix désigné de cette cause particulièrement importante pour l’industrie du jeu vidéo dans son ensemble.
Lutter contre le crunch est un effort collectif, qui doit se faire à tous les niveaux. Des dirigeants aux managers en passant par les prestataires de service et jusqu’au consommateur final, chacun a son rôle à jouer pour permettre à tous les jeux vidéo, des plus grosses productions aux plus modestes, d’être créés dans les meilleures conditions possibles. Même si la pratique est très ancrée dans les mentalités et processus de production actuels, le crunch est loin d’être une fatalité. Le produit ne doit jamais être supérieur à l’humain.
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