Nouvelles consoles, que disent-elles sur l’avenir du jeu vidéo ?
Maxence JacquierL’industrie du jeu vidéo entre dans une nouvelle ère. La sortie de la Xbox Series X le 10 novembre dernier, suivie de près par la PlayStation 5 le 19 novembre, inaugure la neuvième génération de consoles. En plus d’être le formidable terrain d’exploration et de création qu’il a toujours été, le jeu vidéo a connu plusieurs évolutions notables ces dernières années. Tout à la fois terrain social, technologique et économique, il s’ouvre à de nouveaux enjeux dont ces machines sont, à leur manière, un témoin autant qu’un acteur déterminant. Quelles clés nous donnent les nouvelles consoles pour décrypter le jeu vidéo de demain ?
Sommaire :
- Toujours plus de pixels, mais pour montrer quoi ?
- Microsoft prend des risques (mesurés)
- Le tout numérique, un Saint Graal à portée de mains
- Les géants du web et des télécommunications : une autre vision du jeu vidéo
- En 2021, la plateforme de jeu n’est plus un enjeu majeur
- Conclusion
Toujours plus de pixels, mais pour montrer quoi ?
« Plus de tout, mais cette fois moins que d’habitude »
On se souvient des magnifiques sprites et des musiques sublimes sur Super Nintendo, de la démocratisation de la 3D, sur Saturn et PlayStation à partir 1994. De la fluidité des jeux de la Dreamcast, de la beauté des effets visuels de l’Emotion Engine de la PlayStation 2 en 2000 ou encore de l’arrivée de la HD en 2006 avec la Xbox 360 : pour faire rêver – et aussi faire vendre – une nouvelle console s’appuie souvent sur ses atouts techniques, ses possibilités de calcul et ses technologies novatrices. Après une course effrénée vers le plus – de polygones, d’animations, d’effets, de profondeur de vue – le jeu vidéo semble légèrement plafonner d’un point de vue technique. La PlayStation 4 Pro et la Xbox One X ont rendu possible, en fin de génération précédente, le jeu en très haute définition et les nouvelles machines de Sony et Microsoft semblent de prime abord se contenter d’en améliorer l’expérience. Enchaîner 60 images 4K à chaque seconde, est-ce suffisant pour faire saliver – et investir – les joueurs ?
Loin de la loi de Moore, la puissance de calcul des PC et consoles de jeux ne double plus vraiment tous les 18 à 24 mois : « D’un point de vue technique c’est un peu comme d’habitude : plus de tout. Mais cette fois moins que d’habitude. On se confronte à une limite technologique bien plus rapidement que sur les précédentes générations, et ça se voit un peu. » nous indique Laurent Victorino, développeur et créateur du studio Monkey Moon (Nightcall) à propos des nouvelles consoles. Pour Etienne (son prénom a été changé), qui s’occupe de la création visuelle de jeux à gros budgets, cela explique « l’absence de méga claque visuelle et de wow effect pour l’instant sur cette next gen. C’est dur de montrer la différence entre du 1080p et de la 4K sur un trailer Youtube… ». Puisque les milliards de pixels coûtent cher et n’éclaboussent plus autant les rétines – ce que Nintendo a compris avant tout le monde avec ses Wii, Wii U et Switch (en savoir plus avec l’Histoire de Nintendo) – il faut bien trouver des arguments pour convaincre les joueurs du bienfondé d’un nouvel investissement.
Le temps adoucit tout
Les deux constructeurs mettent en ce sens tous les deux l’accent sur le disque dur SSD NVMe ultra rapide de leurs PlayStation 5 et Xbox Series X/S respectives. On troque le plus pour le moins, et l’idée de gagner du temps de jeu, ou de pouvoir passer d’un titre à l’autre en quelques secondes grâce à la fonction Quick Resume des Xbox Series, est séduisante. Le gain sur les jeux des machines précédentes (les deux consoles offrent une rétrocompatibilité quasi-totale) est certes impressionnant, avec des temps de chargement souvent réduits de moitié, et la promesse de jeux sans aucun loading semble tenue pour certains des premiers titres créés principalement pour ces machines, comme le prouve Spiderman Miles Morales sur PS5. Mais gagner du temps ne signifie pas pour autant gagner de l’intérêt, et ne témoigne pour ainsi dire pas vraiment d’une évolution technique significative. Après tout, les SSD sont démocratisés sur PC depuis de nombreuses années.
L’argument technologique prend un peu plus de plomb dans l’aile avec l’offre de Microsoft, qui met sur le marché deux machines bien différentes. « Le choix de Microsoft d’avoir une série S d’entrée de gamme dédiée au 1080p et une Series X pour la 4K, c’est un peu un casse-tête, cela nous force à développer en priorité pour la séries S, puis à faire des améliorations pour la série X. Si on a le temps… A terme la Series S pourrait tirer les jeux Xbox vers le bas » craint d’ailleurs Etienne. Microsoft ne peut contraindre les développeurs tiers à développer des versions radicalement différentes de leurs jeux, et proposer des moutures largement inférieures sur Series S lui assurerait mauvaise presse et clients mécontents. Sony pourrait indirectement en subir les effets, avec des versions PS5 limitées par le dénominateur commun, mais peut de son côté s’appuyer sur des licences exclusives fortes pour faire briller sa machine, notamment grâce à Naughty Dog, Santa Monica Studio ou encore Guerrilla Games (Uncharted, God of War, Horizon). La segmentation de l’offre vidéoludique de Microsoft semble néanmoins inévitable, ce qui pourrait compromettre ses chances d’imposer sa politique éditoriale, particulièrement intéressante par ailleurs et que nous allons tenter d’analyser.
Microsoft prend des risques (mesurés)
Un Game Pass plus crédible que jamais
Pour Microsoft, tout est histoire de timing. Le géant américain a choisi la veille de l’ouverture des précommandes de ses Xbox Series S et X pour annoncer l’acquisition, pour 7,5 milliards de dollars, de la société Zenimax qui détient les studios et licences de Bethesda Softworks. Avec ce rachat historique en termes de montant, juste derrière celui de Supercell (Clash Royale) par Tencent et ses 8,5 milliards en 2019, Microsoft met déjà la main sur deux propriétés intellectuelles de premier plan : Fallout et The Elder Scrolls, série historique dont le dernier épisode canonique s’est vendu à plus de 30 millions d’exemplaires à travers le monde. Il s’offre également id Software, Arkane Studios, MachineGames et Tango Gameworks : des studios dont les jeux vendent moins mais jouissent d’une excellente image chez les joueurs, et qui s’ajoutent aux structures préalablement acquises comme Double Fine, Ninja Theory, Obsidian, Playground Games ou encore Turn10 et Rare. Et Microsoft n’entend pas s’arrêter là.
En plus de mettre une grosse épine dans le pied de Sony, le privant probablement à terme (le rachat de Zenimax sera effectif au printemps 2021) d’un certain nombre de jeux AAA pour sa PlayStation 5, Microsoft crédibilise encore un peu plus son offre du Game Pass, qui semble être la véritable plateforme de jeu pour la prochaine génération. Lancé en 2017, le service à 9,99 € par mois bénéficie déjà de l’intérêt de 15 millions de joueurs. Un chiffre qui pourrait largement augmenter tant les circonstances sont idéales, comme nous le confirme Graeme Struthers, cofondateur de l’éditeur Devolver Digital, « Nous avons tous changé la manière dont nous regardons les films et la télévision, quand nous les regardons et nous nous attendons désormais à pouvoir le faire où que nous soyons. Game Pass, Apple Arcade, PS+, à bien des égards c’est ce que l’utilisateur d’aujourd’hui s’attend à trouver. » Un service multisupport (PC via Windows, Xbox, mobile via XCloud) comme le Game Pass semble répondre idéalement aux nouveaux usages, même si le modèle par abonnement ne va pas sans poser un certain nombre de questions.
Etienne, de son côté, s’inquiète : « Je redoute un Netflix du jeu vidéo, c’est à dire beaucoup de contenus moyens et peu de perles dans le lot. Je préfère toujours sélectionner mes jeux avant de les acheter, plutôt que de me perdre dans l’abondance de jeux « gratuits ». Si les joueurs ne sont pas séduits au bout de 30 minutes, ils passent au prochain jeu, ce qui peut être assez dommage et forcer les développeurs à rendre leurs jeux moins « profonds », plus popcorn ». L’abondance et la gratuite peuvent-elles nuire à l’intérêt intrinsèque des œuvres ? La question est légitime, et partagée par Laurent Victorino : « Je crains que cela ne floute encore un peu plus la réalité du développement de jeux vidéo. Quand on a l’impression que tous les jeux sont gratuits, quelle valeur attribue-t-on à ces derniers ? Comment comprendre des prix de 20 à 60 euros ? ». D’un autre côté, tout le monde convient que le modèle offre une valeur énorme pour les joueurs, et qu’il représente une certaine vision de l’avenir susceptible de s’imposer face au modèle traditionnel du jeu vidéo Premium, vendu entre 50 et 80 € en boutiques.
« Un seul modèle ne conviendra pas à tous les joueurs »
Largement distancé lors de la génération précédente (plus de 100 millions de PS4 contre moins de 50 millions de Xbox One), Microsoft fait donc un pas de côté tout en proposant en boutiques un produit sensiblement similaire à son concurrent. Comme le souligne Graeme Struthers, Microsoft « voit 3 milliards de joueurs potentiels. » La firme américaine quadrille le marché en proposant un environnement de jeu accessible depuis différentes plateformes (quitte à perdre le public avec des noms équivoques) : le jeu sur PC via Windows, l’offre supérieure avec la Xbox Series X et l’entrée de gamme avec la Series S (ou les différentes versions de Xbox One) voire le mobile avec le service de streaming XCloud. Une vision logique pour la firme américaine, cette stratégie ayant jusque-là bien fonctionné avec son système d’exploitation Windows, malgré l’accident industriel Windows Phone. Si l’on se questionnait sur le bienfondé du positionnement hybride des Xbox Series côté technique, l’offre de Microsoft s’inscrit parfaitement dans cette optique et a le mérite d’afficher clairement les ambitions du géant de l’informatique, qui joue sur tous les tableaux.
Mais Microsoft a les moyens de ses ambitions. Sony Computer Entertainment (la division jeu vidéo de Sony) joue un rôle prépondérant dans les résultats de sa société mère, ce qui explique peut-être sa réticence à bouleverser sa manière de faire, qui fonctionne bien jusqu’à présent. De son côté, Xbox ne représente qu’une partie mesurée du chiffre d’affaires et des revenus de Microsoft, qui s’il décide d’investir sur le secteur peut largement se permettre cette politique massive d’acquisitions pour renforcer son offre d’exclusivités, l’un de ses points faibles sur la génération précédente, ainsi que son Game Pass. L’abonnement mensuel a, chez Microsoft, de beaux jours devant lui, et ses concurrents ne peuvent pas forcément se permettre une telle politique. Pour Graeme Struthers, aucun archétype n’est pourtant particulièrement voué à s’imposer sur le long terme. Chaque jeu doit trouver le modèle qui lui convient, en fonction de son genre et du public qu’il vise : « La manière de garder les joueurs heureux et satisfaits a continuellement évolué au cours de la dernière décennie. Avec Devolver, nous avons sorti des jeux sur toutes les plateformes principales, mais aussi sur VR et mobile. Nous sommes ouverts à de nouveaux formats, à de nouvelles méthodes de travail. Nous devons simplement être convaincus que c’est pertinent pour le projet lui-même. Free 2 play, premium, abonnement, streaming… un seul modèle ne conviendra pas à tous les joueurs. »
Le tout numérique, un Saint Graal à portée de mains
Profiter des circonstances…
Pour le jeu vidéo de demain, la puissance ne semble donc pas vraiment être le critère déterminant, et Microsoft se lance sur un modèle hybride service/hardware séduisant. Ecrasant leader sur la précédente génération, Sony fait néanmoins comme si de rien n’était avec sa PlayStation 5. Manette à retour haptique, son 3D, aide vidéo instantanée pour les joueurs perdus ou complétistes : la proposition du constructeur japonais n’est pas sans intérêt, mais dépoussière simplement un modèle qui a fait long feu et semble plus en phase avec une conception traditionnelle – voire passéiste – du jeu vidéo. Sans doute encore actuelle, mais pour combien de temps ?
D’un autre côté, Sony bouleverse un peu ses habitudes en proposant deux modèles distincts de PlayStation 5, vendus à des tarifs différents. Pour la première fois, le constructeur japonais succombe aux sirènes du tout dématérialisé pour une console de salon avec la PS5 Digital Edition, qui troque le lecteur Blu Ray du modèle référence contre une ristourne de 100 € sur sa facture. Contrairement à la Xbox Series S, elle aussi dépourvue de lecteur optique, elle embarque la même configuration que sa grande sœur, et offre sensiblement le même aspect extérieur. Cette incursion timide – Sony a déjà annoncé privilégier le modèle le plus cher en terme de distribution – est la réalisation d’une orientation longtemps prophétisée aux quatre coins de l’industrie. Déjà largement implanté et majoritaire sur PC, modèle unique sur mobile, le jeu vidéo dématérialisé prend ses aises sur consoles, au point de dépasser le chiffre d’affaires des ventes physiques sur la fin de la génération précédente.
… pour en finir avec le marché de l’occasion
L’épidémie mondiale de COVID 19 n’a fait qu’accentuer la progression significative de la consommation numérique de jeux vidéo. L’augmentation de la taille des disques durs, l’amélioration générale des connexions internet, la communication agressive de revendeurs de clés pas toujours très à cheval sur l’éthique voire la loi : tout incite les joueurs à télécharger leurs jeux plutôt qu’à les acheter dans un magasin. « Très franchement, vendre quelques giga octets, copiables à l’infini, au même prix que lorsqu’on devait presser des disques, les mettre en boîtes, les distribuer et les mettre en rayon… c’est du génie. » lâche Laurent Victorino. Les éditeurs ont effectivement tout à gagner à vendre directement leurs créations aux joueurs en évitant les intermédiaires, voire même certaines taxes en hébergeant leurs différents stores sur des territoires avantageux fiscalement. Etienne ajoute : « Je pense que la seule raison pour laquelle les consoles next-gen ont des versions avec lecteur optique est pour avoir leurs consoles dans les rayons de Micromania et Gamespot, qui auraient refusé sinon. » Pour autant, un nouveau clou dans le cercueil de la distribution physique vient d’être planté.
Les grandes enseignes spécialisées en paient déjà le tribut le plus lourd, là où les boutiques indépendantes ont depuis longtemps été contraintes de s’adapter pour survivre. Guillaume Lapenne, fondateur et gérant de la boutique/salle d’arcade GameSpirit à Lyon, nous le confirme : « Cela ne nous impactera que très peu. Nous avons déjà plus ou moins anticipé ce nouveau mode de consommation et les problématiques qui y sont liées. A nous de savoir prendre le virage intelligemment afin de pouvoir continuer à développer notre activité le plus sereinement possible. » Arcade donc, mais aussi rétro, goodies, livres, événementiel : l’avenir de la boutique de jeux vidéo passe par la niche, l’à côté. La vente de jeux vidéo neufs en version boîte ne constitue qu’une porte d’entrée, à faible marge, dont semblent pouvoir se passer les enseignes qui ont déjà misé sur la création d’un espace de rencontre de passionnés, et non un simple point de vente. A terme privés des revenus confortables assurés par le marché de l’occasion, qui semble vivre ses dernières années, les revendeurs spécialisés doivent plus que jamais chercher à se diversifier pour survivre.
Les géants du web et des télécommunications : une autre vision du jeu vidéo
Big Tech s’invite à la fête, à grands frais
Pérennité et succès pour les nouvelles consoles ou non, une certitude demeure : l’avenir du jeu vidéo ne s’écrira pas sans les gros industriels du web, fermement décidés à investir le secteur et ses juteuses perspectives économiques. Google a par exemple lancé son service de streaming de jeux vidéo, Stadia : une sortie erratique et un modèle peu attractif pour les joueurs, qui doivent acheter les jeux au prix fort en plus de payer l’abonnement au service, ont eu raison des ambitions démesurées de la multinationale, qui a déjà remodelé son offre et prépare une contre-offensive pour offrir une seconde jeunesse à son service de jeu dématérialisé.
De son côté, Amazon a tout d’abord réussi son entrée dans l’industrie du gaming avec le rachat de la plateforme de diffusion en direct Twitch, pour 970 millions de dollars en 2014. Le service est leader sur son secteur, a rapidement terrassé son concurrent Mixer (Microsoft) et semble intouchable aujourd’hui, malgré l’émergence et le développement du Youtube Live de Google, et la présence plus anecdotique de Facebook sur le segment. Mais Amazon ne saurait se contenter du plus gros média du secteur : il lui faut des jeux à promouvoir sur son service, et c’est dans cette optique d’autopromotion qu’il se lance dans le développement de jeux vidéo à gros budget. Son manque de connaissance du secteur, de gros problèmes de management et de gestion de projet couplés à un syndrome de toute puissance suite à ses succès industriels (Amazon Web Services est un carton, la boutique Amazon est le revendeur en ligne numéro 1 en Occident) accouchent de résultats plutôt mesurés pour sa branche Amazon Game Studios, créée en 2012.
Deux de ses gros projets, Crucible et Breakaway, ont été annulés. Son MMORPG New World a été repoussé au printemps 2021, mais les premiers retours sur les différentes beta fermées organisées en 2020 incitent plutôt à la prudence. Une expérience amère pour Amazon : l’argent ne peut visiblement pas tout acheter, mais lui offre tout de même le luxe de pouvoir encaisser les déconvenues sans broncher, pour un jour grimper en expertise et concrétiser ses ambitions. Dans la même optique, le lancement américain du service de jeu en streaming Luna confirme les ambitions d’Amazon dans le secteur du jeu vidéo, qui semble guère se soucier de ses acteurs historiques et de leurs pratiques.
Les géants asiatiques sont désormais incontournables
En parallèle de ces échecs, balbutiements ou désillusions, d’autres acteurs semblent avoir nettement mieux tiré leur épingle du jeu. Ils viennent principalement d’Asie. Tencent s’est par exemple appuyé sur ses grands succès industriels dans le domaine des télécommunications pour investir massivement dans le jeu vidéo : les titres développés pour le marché asiatique, comme CrossFire ou Blade & Soul, sont des immenses succès en Chine et en Corée qui ont offert à Tencent une vision aiguisée du secteur, en plus d’une vraie légitimité. Le système de gatcha (jeu gratuit avec microtransactions permettant aux joueurs d’avoir une petite chance d’obtenir des objets ou personnages rares et puissants) est un modèle économique extrêmement implanté en Asie, et s’impose peu à peu en Occident malgré des habitudes Premium (jeu à prix fixe) plus ancrées.
La manne financière énorme assurée par ces produits parfaitement pensés pour leur public offre une assise gigantesque pour Tencent, qui investit tous azimuts. Il y a déjà le rachat de l’américain Riot, poids lourds de l’eSport et du MOBA avec League of Legends, pour “seulement” 400 millions de dollars en 2011. Il y a ensuite les parts pris chez Epic Games (Fortnite) Vivendi et donc Activision/Blizzard, Paradox Interactive, Ubisoft ou encore Electronic Arts. Tencent met également des billes dans Voodoo, la licorne française du casual gaming, discute d’un partenariat eSport avec le FC Barcelone et contrôle le service de streaming numéro 1 en Chine. Le géant chinois est sur tous les fronts et, tandis que ses concurrents occidentaux peinent à investir le très opaque et fermé marché chinois, semble avoir pignon sur rue en Occident sans pour autant créer de vague. Une pieuvre relativement discrète qui profitera certainement de son emprise grandissante pour façonner le jeu vidéo de demain, tout comme son concurrent NetEase et les sociétés Century Huatong, Netmarble, Sea Group ou 37 Interactive dans une moindre mesure.
En 2021, la plateforme de jeu n’est plus un enjeu majeur
Game as a platform
Minecraft, Fortnite, Roblox : le succès mondial de certains jeux vidéo les transforme en véritables plateformes sociales où les joueurs se retrouvent pour jouer, mais pas seulement. Se rencontrer, partager, faire admirer ses skins voire assister à un concert : certains titres franchissent largement les frontières du jeu vidéo, s’imposant dans la culture populaire à grands renforts d’opérations marketing et de produits dérivés. Minecraft s’est affranchi des canaux de distribution classiques du jeu vidéo à sa sortie en 2009 sur PC, avant d’être racheté par Microsoft pour près de 2 milliards d’euros en 2014 ; Fortnite était plutôt confidentiel à sa sortie, et c’est son mode Battle Royale gratuit qui l’a propulsé sur le devant de la scène, offrant à son créateur Epic Games le poids et la confiance suffisants pour remettre en question la politique de partage de revenus imposée par Apple ; Roblox est un immense carton dont les plus de vingt ans n’ont probablement jamais entendu parler ; Genshin Impact est bien parti pour s’imposer comme l’un des plus gros succès asiatiques en occident. Transcendant la notion même de plateforme de jeu par leur volonté d’exister partout, tout le temps, les titres les plus populaires font les éditeurs les plus riches et les plus influents. Quoique difficile à répliquer, le modèle intrigue tous les acteurs de l’industrie, transformée en gigantesque pomme que chacun veut allègrement croquer.
Heureusement, le jeu vidéo n’est pas qu’affaire de gros sous. Si comme le dit Etienne « ça devient de plus en plus long, compliqué et cher de faire du AAA de qualité, là ou faire un asset graphique prenait une journée avant, il faut maintenant une semaine, et je ne parle même pas des personnages et animations hyper complexes. », l’offre restera plurielle grâce à la démocratisation des outils de création et l’arrivée sur le marché du travail de nombreux jeunes développeurs, dont certains prendront le chemin tortueux de l’indépendance. En tout cas pour Laurent Victorino, « c’est la dernière génération de consoles telles qu’on les connait. J’ai du mal a encore nous imaginer jouer dans nos salons dans 8 ans ». Les développeurs et studios indépendants seront certainement en première ligne pour embrasser ces nouveaux usages, et si Nintendo surfe toujours sur le succès de sa Switch, il pourrait dégainer un nouveau concept dans les années à venir, et redistribuer encore quelques cartes sur un marché en pleine mutation.
Conclusion
La PlayStation 5 et les Xbox Series sortent dans un contexte où le concept même de plateforme de jeu est remis en question. Dans cette industrie de plus en plus dématérialisée, les acteurs importants sont amenés à jouer plusieurs rôles pour maximiser leurs revenus : un développeur peut être éditeur, mais également distributeur – Valve, Electronic Arts, CDProjekt Red, Activision Blizzard, Epic Games ou encore Ubisoft disposent de leur propre espace de vente en ligne – ou encore média (Amazon avec Twitch, Google avec Youtube), quand il ne développe pas lui-même son propre moteur de jeu, comme Valve et Epic. Les métiers s’additionnent, se mélangent et se confondent parfois ; dans ce contexte trouble, où la concentration est de plus en la règle, l’arrivée de nouvelles machines paraît presque anachronique. Avec son Game Pass disponible sur de nombreux supports différents, Microsoft semble avoir pris conscience de ces nouveaux enjeux et paraît mieux armé pour séduire les joueurs ancrés dans leur époque, tandis que Sony, leader attentiste, s’appuie mordicus sur ses licences fortes exclusives pour séduire. Déjà hors-cadre et curieux de nature, Nintendo viendra certainement rebattre une nouvelle fois les cartes à sa manière avec une idée inédite, quand le phénomène Switch aura montré des signes de faiblesse.
En attendant, le jeu vidéo s’impose comme un territoire social de premier plan, libéré de tout carcan matériel dans lequel son ancien modèle industriel l’avait enfermé. Déjà chamboulé par le jeu mobile et les productions indépendantes depuis une grosse dizaine d’années, le jeu vidéo traditionnel, que l’on achète entre 50 et 70 € dans une boutique spécialisée ou un supermarché, vit ses dernières années : le jeu en streaming (sur Stadia, XCloud, Luna ou autre) et les services par abonnement sont vraisemblablement amenés à prendre le pouvoir, comme ils l’ont déjà fait dans le secteur de la musique et de l’audiovisuel. Cela favorisera nécessairement à terme les acteurs omniprésents dans sa chaîne de production, tandis que les éditeurs et développeurs classiques vont devoir adapter leur manière de penser, concevoir, produire et vendre leurs créations. Il conviendrait de ne pas abandonner tout espoir de lecture romantique de la situation : au-delà de cette approche industrielle, stratégique et technologique, l’avenir du jeu vidéo sera avant tout guidé par ses œuvres elles-mêmes. Leur créativité et leur diversité influenceront nécessairement les joueurs, et donc leurs manières de voir, ressentir, réfléchir et consommer.
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Maxence Jacquier est journaliste jeux vidéo depuis mars 2008, notamment pour M6 (JeuxVideo.fr). Vous pouvez le suivre sur twitter ou sur Linkedin.