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Trends

Les datas ont dévoré le monde et le jeu vidéo

Ah la data ! On la cuisine à toutes les sauces. Tomorrow Lab a invité Stéphane Rappeneau, responsable de financement de studios de jeux vidéo dans une grande banque d'investissement, à publier un article de fond sur les usages de la data et mise en perspectives au secteur du jeu vidéo.
La course à la Big Data
Contenu mis à jour le

Staphane Rappeneau

Stéphane RappeneauDe la résilience du secteur de jeux vidéo pendant la crise du covid aux conflits ouverts entre les GAFA, j’examinerai ici l’importance croissante des données dans les jeux vidéo et, de manière plus générale, dans l’ensemble des médias digitaux.

Sommaire :

Le secteur du jeu vidéo est “pandemic-proof”

Il y a un an paraissaient les premiers articles sur une grippe inconnue, venue de Chine. A l’époque je disais à un de mes collègues chinois, un peu inquiet, que “ça serait vite vite oublié”…ceci devrait moduler les perspectives que j’évoque ici 🙂

Rétrospectivement, la crise du Covid semblait inévitable : des générations de Final Fantasy nous ont appris que la planète ne pouvait pas être maltraitée éternellement sans conséquence. Cette crise est interminable, et transforme de manière profonde et durable nos sociétés.

La presque-totalité des des secteurs économiques ont été touchés, mais le jeu vidéo tire son épingle du jeu avec insolence. Les chiffres varient mais l’ensemble des analystes marchés indiquent une croissance de 10 à 20% selon les segments, pour un marché total hors-hardware qui pèsera 189 milliards de dollars en 2021.

Graphique avec les chiffres des secteurs qui ont profité du Covid, comme les jeux vidéo

Les grands gagnants sont : le streaming, la santé, l’ecommerce et les jeux vidéo

Les explications ne manquent pas :

1. Les jeux vidéo sont un loisir relativement peu onéreux en temps de confinement.

2. Les studios de jeux vidéo sont des organisations jeunes, techs et pour la plupart bien préparées au travail à distance. C’est même devenu un argument de recrutement

3. Les taux bas/négatifs et les craintes d’inflation en raison des aides des gouvernements encouragent la sphère financière, parfois même des particuliers qui s’ennuient, à investir dans des actifs alternatifs à la recherche de rendement.

4. Quand l’économie physique est paralysée, l’intérêt se reporte sur l’économie digitale…et les investissements finissent par suivre.

Chiffres du mobile par Appanie

2021 Mobile report (Appannie)

Le covid a servi de révélateur à une transformation qui s’opère depuis plusieurs années : la digitalisation de la distribution des jeux vidéo, aujourd’hui largement majoritaire. Elle permet la collecte, la normalisation et l’exploitation des données de manière industrielle.

La soif de données

Dans un secteur essentiellement digital et en expansion rapide, les données ont un rôle transformatif. Qui dit expansion dit besoin de financements, et la finance est depuis longtemps un grand générateur et consommateur de données : actions, taux, change, matières premières, taux de défauts etc. L’exploitation massive des données est la base du trading quantitatif. Elles sont utilisées pour calculer les risques de marché et de crédit, de manière la moins erronée et le plus rapidement possible. Ces modèles sont -en théorie- audités par les régulateurs (en Europe : la BCE) pour éviter des crises systémiques comme les subprimes.

Parmi les critères d’évaluation, on retient la robustesse de la théorique mathématique sous-jacente, la qualité des données et le fait que leur volume soit statistiquement significatif. Pour faire court, on peut comparer la finance à la météo : plus de données = une plus grande fiabilité dans la prédiction du futur. En pratique, ce que nous apprennent 20 ans d’évolution d’internet c’est que les données ont une grande valeur et les GAFA sont parvenus à s’accaparer le gros de cette valeur, érigeant des palissades tout autour de ce colossal patrimoine.

Dans le secteur du jeu vidéo, les principales données sont de nature financière (ventes par pays/plateformes, dépenses, budget, taille de studio, taux de défauts etc.) mais également données comportementales (temps de session, engagement, progression du joueur, etc.). Ces données sont privées, jalousement gardées, difficiles à obtenir et nécessitent -quand elles existent- des abonnements couteux à des tierces parties, à la fiabilité parfois discutable.

La disponibilité des données dépend principalement du canal de distribution. A noter que le secteur de l’esport n’est pas traité ici mais on constatera la même absence de transparence des principaux éditeurs de jeux d’esport.

Magasin Video Futur

Video pas-si-Futur que ça.

Alors que les ventes physiques déclinent inexorablement et que Micromania semblent promis au même sort que les Vidéo-Futur, faisons le tour des 3 principales plateformes de distribution digitale des jeux vidéo

Les consoles sont les écosystèmes les plus cloisonnés. Au coeur de leur business modèle, vendre éventuellement à perte une machine dédiée, prolongement physique d’un store propriétaire (ex : le PSN), aux jeux triés sur le volet par les consoliers, qui communiquent très peu sur les chiffres de vente. Et pour cause, outre une concurrence féroce, un jeu first-party peut être un investissement à perte car il augmente la valeur de l’écosystème grâce à l’effet réseau. Les données sont donc moins importantes car elles s’insèrent dans une stratégie beaucoup plus globale.

Le PC est plus ouvert avec la possibilité de s’auto-publier, via Dteam Direct. Grâce à la méthode empirique du Boxleiter number, on peut situer de manière raisonnable le succès d’un jeu. A noter que Steam interdisait naguère aux développeurs de diffuser publiquement leurs données de ventes. Cette clause a disparu fin 2018 quand les profils des utilisateurs Steam sont devenus privés par défaut, détruisant les estimations de ventes de plateformes tierces comme Steam Spy. Malgré tout, les données publiques disponibles sont insuffisantes pour créer des modèles de rentabilité.

Le mobile est la plateforme la plus riche en données, grâce à des outils comme Appannie ou SensorTower qui s’appuient d’une part sur les charts publiés par Apple & Google, et d’autres part sur des données réelles et anonymisées récupérées auprès de milliers de studios partenaires (+ une bonne dose d’extrapolation). Les éditeurs peuvent également profiter de données encore plus granulaires permettant de calculer dynamiquement l’espérance de revenu par joueur, la célèbre LifeTimeValue.

Ces données sont d’autant plus importantes qu’elles sont une des principales grilles de lecture des métiers en périphérie du jeu vidéo : analystes, journalistes, banques, investisseurs, hommes & femmes politiques et même le management des gros studios qui sont des financiers dont les décisions déterminent en grande partie le cadre d’évolution du médium.

Que permet la data ?

Chaque acteur va utiliser certaines données “à sa sauce” : les banques vont utiliser des historiques de défaut pour les octrois de crédit, les journalistes vont se concentrer sur les ventes à la sortie et les fluctuations des cours de bourse et les politiques sur l’emploi et l’export. Beaucoup de ces données sont macro et approximatives. Le marketing digital et la finance ont besoin de données beaucoup plus précises et temps réel, car ils sont les deux ventricules du business du jeu vidéo et même dans l’industrie du loisir, “nous vivons tous dans le même pays : celui du Capitalisme” (Bong Joon-Ho)

La décision d’investissement repose en partie sur l’intuition (potentiel d’un jeu et de l’équipe) et sur des données quantitatives (données financières et outils de market-intelligence). Le jeu vidéo est une sous-catégorie du secteur “entertainment” qui est historiquement jugé risqué : beaucoup de financiers, fascinés par le monde artistique, se sont fait avoir faute d’avoir une vision correcte d’un marché qui bouge constamment. L’analyse d’un jeu par des métriques de performance précis comme le CPI, la LTV ou l’évolution dans le classement de la top wishlist steam offre une vision beaucoup fidèle de l’adéquation avec son marché, que l’analyse financière classique (bilans, statuts etc.); compte-tenu de la concentration des hits (2% des titres rapportent 96% des revenus), la principale valeur ajoutée des investisseurs consiste à trouver les meilleurs chevaux, et la data offre une grille de lecture dont ils auraient tort de se passer.

L’explosion du mobile, la capacité à publier beaucoup de jeux permettant réduction du risque via la diversification (effet portefeuille), la capacité d’ajuster dynamiquement ses investissements très tôt dans le cycle de production, font que c’est aujourd’hui de loin la plateforme la plus prisée par les capitaux privés (80% des VC européens investissent préférentiellement dans le mobile).

Côté PC/Console, les données encouragent une part croissante des jeux à passer sur un modèle d’exploitation “GaaS” (Game as a Service).

take two net revenue gta

GTA V, fer de lance du GaaS : pourquoi mettre un prix sur un jeu quand il va rapporter beaucoup plus au cours de son cycle de vie ?

Pour résumer, toute une génération d’investisseurs, éditeurs, banques et même parfois les joueurs, utilisent désormais les données comme un outil standard d’aide à la décision avant de s’engager, ce qui détermine le niveau de risque qu’ils sont prêts à prendre, et donc le montant des financements à engager. Si l’on cite souvent les jeux “hypercasual” qui ont poussé l’utilisation de la données jusqu’à l’extrême, c’est toute l’industrie qui cherche à dérisquer l’industrie du jeu. Malheureusement, je vois encore beaucoup de petits studios engager des dizaines de milliers d’euros de leur temps personnel sur la base d’une analyse de marché superficielle, et terminer avec 200 ventes sur Steam. Faire carrière dans le jeu vidéo est un marathon, et, loin d’entraver une vision artistique, maitriser des techniques comme l’A/B testing ou le real-time bidding c’est la meilleure chance de la réaliser sans y laisser un bras ou la maison de ses parents.

La data est là pour rester, et des entreprises comme Netflix et Voodoo ont construit des pipelines industriels d’exploitations de données qui déterminent une bonne partie de ce qui atterrit sur nos écrans. Indépendamment des enjeux écologiques d’une overdose de numérique (la question se pose pourtant), la dépendance aux données pose un certain nombre de problèmes.

Les effets pervers de la data

La formation régulière de bulles dans tous les secteurs (immobilier, énergie, matières premières etc.) est due à une économie hyper-financiarisée dont on commence à voir les coutures craquer.

Voici quelques unes des limites de cette trop grande dépendance aux données :

Les effets de meute : quand tout le monde s’appuie sur les mêmes données ou les mêmes modèles mathématiques, on crée une concentration du risque. La même hypothèse fausse sert de compas pour déplacer des milliards de capitaux. Or un modèle est intrinsèquement faux : ce n’est qu’une tentative de représenter la réalité de manière la proche possible. Quand les fissures apparaissent tout le monde boit le bouillon en même temps (cf la crise des subprimes, ou l’affaire Robinhood/Gamestop).

Cours de bourse de Tesla

Voilà ce qui se passe quand on prend au sérieux le plus gros troll d’internet

Lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure” (loi de goodhart). En d’autres termes, quand on repose trop sur une donnée, par exemple la dette de la France, on finit par oublier que la vraie vie ce n’est pas les chiffres : c’est aussi une part d’irrationalité, de marchés qui changent brutalement, de coups de bluffs et d’interactions avec le monde physique. Une crise comme le covid est un excellent rappel à l’ordre en la matière.

Ultimement, la plupart des jeux sont des créations artistiques et ce n’est qu’une fois la manette en main qu’on peut évaluer pleinement le plaisir pris (phrase honteusement piquée à mon ami Quentin, game designer du prochain magnifique jeu Decarnation). On peut toujours cloner des concepts existants avec des rendements financiers décroissants, mais la beauté de ce média est sa capacité à se réinventer constamment. La plupart des modèles de datascience actuels réalisent un apprentissage sur des données actuelles, et donc sont relativement bons pour reproduire le passé mais très mauvais pour anticiper des changement brutaux ou valider des innovations dont la valeur met parfois des années à apparaitre.

Enfin, le gamepass de Microsoft, modèle d’un “Netflix du jeu vidéo”, rencontre un beau succès et promet d’importants bouleversement dans l’équilibrage économique des studios de jeux vidéo. Outre la difficulté d’obtenir des données dans ces plateformes particulièrement opaques, on aura une petite pensée pour toutes les séries arrêtées après la 2ième saison car “ça n’avait plus d’influence sur la rétention des utilisateurs”. Quand un distributeur est opaque, c’est toujours pour préserver son rapport de force avec ceux qui fabriquent le contenu.

Enfin, certaines entreprises ont érigé le traitement des datas comme une religion. Si les dernières décennies leur ont donné raison en terme de capitalisation boursière, là encore les limites apparaissent.

La guerre mondiale des données

Même si on n’est pas encore dans la vision surannée et un peu rance d’un Cyberpunk 2077, nos sociétés occidentales sont bien dominées par des megacorpos imaginées par William Gibson. Au lieu de fabricants d’implants ou d’armement, il s’agit simplement de monopoles sur la publicité et de courtiers en attention humaine.

top entreprises mondiales 2000 2019

Evolution 2000–2020 du top 10 des plus grosses entreprises mondiales

Comme la quasi-intégralité de la valeur d’internet a été capturée par une poignée d’entreprises américaines et chinoises, taxant tout le reste des secteurs à l’entrée, il ne leur reste plus qu’à s’affronter dans un combat titanesque, artefact du late-capitalism: apple vs facebook sur les données personnelles, epic/microsoft/facebook vs apple sur les verrouillage des stores, amazon vs facebook sur le streaming de jeu vidéo, apple vs google sur les abonnements de jeu mobile, google vs facebook sur la publicité, etc.

exemple publicité cyberpunk

Cyberpunk sur toutes les rétines (exemple de publicité ingame par Adverty)

Jusqu’à présent les régulateurs américains, de tout bords politiques et sur tous les angles (évasion fiscale, exploitation des données personnelles, monopoles etc.), ont largement laissé faire pour encourager le développement de leurs pépites. L’Europe a subi, preuve de son influence décroissante dans l’échiquier mondial. Mais le hold-up a également été encouragé par une population, avide de technologie et de produits numériques…mais beaucoup moins pressée de payer pour ces produits.

L’invasion du Capitole après 4 ans de Trumpisme forcené a percé l’abcès et les gouvernements du monde entier semblent vouloir prendre du recul sur l’impact des technologies sur nos sociétés. L’intensité des conflits autour de la donnée s’accélère : nous sommes devant une série de choix qui détermineront toute l’économie digitale de demain ainsi qu’une partie du fonctionnement des sociétés humaines :

– Les monopoles de données doivent-ils être cassés ? L’innovation amenée par les GAFA, dont le crédit social dégringole rapidement, est elle toujours un modèle ?

– Faut-il construire des alternatives crédibles et publiques aux GAFA ? Peut-on encore le faire ?

– Faut-il, en tant que public, diminuer sa dépendance au “tout gratuit” ? Peut-on encore le faire ?

Pour terminer sur le jeu vidéo, on peut aussi imaginer que le démantelement des monopoles et la meilleure compréhension du risque permettra à des jeux plus diverses d’exister. On se prend à rêver d’une myriade de petits jeux indés dans les rayons digitaux au lieu des têtes de gondole qui trustent les médias, et avec le ralentissement d’une précarisation grandissante des développeurs indépendants. Apparait alors en filigrane une question fondamentale des humains face à la culture : et si, par instinct grégaire, les goûts du public n’étaient pas au fond concentrés sur un petit nombre de titres, afin de vivre une expérience commune et partagée avec le plus grand nombre ?

Nous contemplons l’abysse, et l’abysse nous contemple en retour.

Stéphane Rappeneau est responsable du financement des studios de jeux vidéo dans une grande banque d’investissement, et expert financement pour le SNJV. Entre deux shitposts, il commente l’actualité économique du secteur sur Twitter.

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