NFT et jeux vidéo : simple effet de mode ou transformation profonde du média ?
Sommaire :
Les NFT c’est quoi ?
Un NFT, pour non-fungible token (jeton non fongible en français), est un « fichier numérique auquel un certificat numérique a été attaché » (Futura). La raison d’être d’un NFT est de donner un caractère unique à un fichier informatique, qu’il s’agisse par exemple d’une image, d’un gif ou d’une vidéo. Les informations essentielles du fichier (auteur, date de création, propriétaire, etc) sont ainsi stockées dans ce certificat, dont la mise à jour à chaque changement s’effectue par le biais d’une blockchain (la définition ici et là). Les NFT s’inscrivent donc dans la tendance du Web3, au même titre que les cryptomonnaies dont le Bitcoin et l’Ethereum sont les plus connues.
Créé en 2014 pour « certifier l’originalité d’un ouvrage numérique », mais aussi offrir une forme de traçabilité pour les œuvres en vue de protéger leurs créateurs, le NFT fait de plus en plus parler de lui depuis 2017, grâce au succès de la plateforme liée la cryptomonnaie Ethereum (ETH). Plutôt que sa vertu protectrice, c’est davantage pour son potentiel spéculatif que cette nouvelle technologie a défrayé la chronique. Ce nouveau marché de l’art virtuel a en effet été porté par un tweet vendu 2,9 millions de dollars, ou encore un collage numérique dont l’enchère s’est arrêtée à 69,3 millions de dollars. Il connaît une croissance fulgurante depuis le début de l’année 2021 et attire logiquement de nombreuses convoitises… Dont celle des acteurs de l’industrie du jeu vidéo.
tweet de Jack Dorsay vendu 2,9 millions $ en NFT
NFT et jeux vidéo : un moyen de gagner de l’argent en jouant ?
Tout l’enjeu des NFT dans le jeu vidéo réside dans un concept marketing imparable en apparence : le P2E, pour play-to-earn. Derrière cet idiome astucieux, qui renvoie à un autre célèbre acronyme de l’industrie – F2P pour free-to-play – se cache l’idée que les joueurs peuvent tirer une contrepartie financière de leurs heures passées à jouer.
Il est assez commun, dans les productions actuelles, de débloquer des éléments au fil des heures de jeux et des accomplissements réalisés : personnages, armes, équipements et autres cosmétiques, affublés d’un certificat de type NFT, deviennent des valeurs que les joueurs s’achètent et se revendent au gré de leurs envies ou besoins financiers, mais surtout de la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande.
Les objets prennent ou perdent de la valeur, en fonction de leur niveau de rareté ou de la demande des joueurs. Ceux-ci peuvent ainsi réaliser des plus-values sur les jeux les plus populaires, ou tout perdre en quelques heures si la « communauté » se désintéresse soudainement du jeu en question.
Comment ça fonctionne ?
Les jeux vidéo peuvent intégrer les certificats numériques de différentes façons. Les NFT sont parfois au cœur du projet : il est ainsi nécessaire dans certains titres d’acheter ses personnages pour pouvoir commencer à jouer, comme dans Axie Infinity. Les coûts varient grandement en fonction de l’intérêt des joueurs, la rareté des personnages et les modifications opérées par le studio en charge du développement, mais on parle tout de même de 100 $ minimum pour commencer à combattre avec ses “Axies”, les petites créatures que l’on fait évoluer au fil de la progression, et plutôt 300 $ pour disposer d’une escouade complémentaire et ainsi maximiser ses chances de gain.
Pour ceux qui n’auraient pas les moyens d’investir une telle somme avant même de découvrir le jeu, un système parallèle a été imaginé. Le « scholarship » permet à un joueur très pourvu de céder ses actifs à un autre : le « manager » utilise les personnages de son « scholar » et récupère une partie des ressources générées par ses sessions de jeu.
Les deux personnes doivent s’entendre et se faire confiance, les jeux n’intégrant bien souvent pas ce système dans leur fonctionnement intrinsèque.
Dans les titres plus classiques, ce sont bien souvent les objets cosmétiques (équipements, skins d’armes) auxquels on accole un certificat numérique en vue de les rendre « uniques ». On peut les trouver au hasard de la progression, les récupérer dans des lootboxes moyennant micro-transaction ou les acheter directement sur la plateforme dédiée mise en place par l’éditeur, qui touche évidemment une commission sur chaque transaction.
Pour d’autres acteurs, enfin, les NFT ne s’inscrivent même pas dans un jeu en particulier. Certains éditeurs ou ayants-droits profitent simplement de l’engouement du public autour des licences qu’ils possèdent, pour faire un peu d’argent facile. C’est récemment le cas d’Atari ou de Konami, qui, faute de nouvelles productions à faire valoir, rentabilisent leurs propriétés intellectuelles en produisant des NFT en masse.
Everydays the First 5000 Days, collage de l’artiste digital Beeple (vendu 69 millions de dollars)Jamais bien loin, le serpent de mer du métavers laisse planer l’idée que l’on pourrait utiliser ses NFT au-delà de leur cadre de départ, dans différents jeux ou mondes virtuels. Ce n’est pour le moment qu’une promesse, qui soulève évidemment un certain nombre de questions. Le futur des NFT semble lié à ces univers connectés annoncés comme révolutionnaires, mais qui peine pour le moment à démontrer leur intérêt profond.
Le problème avec les NFT
Nombreux sont les spécialistes du numérique à gratter sous le vernis clinquant de cette nouvelle pratique. Les voix commencent à s’élever pour prévenir le grand public des risques et dangers que représentent les NFT, qu’ils soient philosophiques, économiques ou écologiques.
Absence de réglementation
La première crainte soulevée par le NFT vient de son absence de régulation : aucune loi nationale ou internationale n’encadre pour le moment la technologie. Contrairement aux jeux d’argent en ligne ou aux paris sportifs, interdits aux mineurs, la seule contrainte actuelle pour les NFT vient de la nécessité de se créer un wallet, un porte-monnaie numérique dans lequel seront stockés les avoirs. Il est pour le moment tout à fait possible de le faire sans justifier de son âge, et la communication particulièrement agressive des acteurs du domaine, en plus de promesses de gains énormes, font des plus jeunes une cible de choix. Pour une success story, combien de laissés pour compte et de déçus ?
Risque d’arnaque et de vol
Le système décentralisé imposé par les cryptomonnaies, sur lesquelles s’appuient largement les NFT, est censé être parfaitement sécurisé. Cela n’empêche pas les arnaques et vols en tout genre de pulluler : créateurs qui ferment soudainement boutique en partant avec la caisse, vol pur et simple de créations artistiques, scholarships scams… Le monde des NFT/cryptos est un vaste espace de non-droit.
Le spectre du blanchiment
Les réseaux mafieux du monde entier sont en perpétuelle recherche de nouvelles manières de blanchir leur argent. Counter Strike: Global Offensive ou encore World of Tanks semblent avoir été de bons moyens d’opérer, et rien ne garantit que les NFT ne servent pas de nouveau levier pour les malversations financières. Le ver semble déjà avoir bien commencé à grignoter le fruit.
L’impact sur l’environnement
Le minage de cryptomonnaie consomme des ressources énergétiques, et il en va de même pour la validation des transactions de NFT via le système de blockchain. Une transaction en Bitcoin consomme l’équivalent d’une maison américaine typique en 78 jours… mais la technologie évolue et d’autres transactions semblent avoir un impact énergétique bien plus faible. Ethereum et Ubisoft se défendent sur le sujet, mais n’avancent évidemment aucun chiffrage précis. Ils ne répondent pas non plus à la question essentielle : le jeu en vaut-il la chandelle ?
Juste un outil de spéculation de plus
Les alertes (notamment ici, là ou encore là) pour le danger que représente la dimension largement financière des NFT se multiplient. Hautement versatile, la valeur de chaque NFT est susceptible de changer à tout moment. Il s’agit d’un produit à risque fort, que nombre d’observateurs comparent à une pyramide de Ponzi. Est-il souhaitable de confronter les jeunes générations à la spéculation financière, même sous couvert de proposition éducative ?
NFT et jeux vidéo : un simple effet de mode ?
Même si toutes ses forces vives ne sont pas au diapason, Ubisoft a lancé sa plateforme Quartz fin 2021. Les joueurs sont sceptiques, mais l’éditeur est persuadé qu’ils finiront par comprendre le concept et y adhérer. Le véritable enjeu stratégique pour le géant français semble être surtout d’attirer de nouveaux joueurs, et pas forcément de convaincre ses clients historiques. La version PC du jeu service Tom Clancy’s Ghost Recon Breakpoint, pas vraiment un modèle de réussite pour l’éditeur dans sa version initiale, lui sert pourtant de terrain d’expérimentation pour ses Digits, le petit nom donné aux NFT maison. Le démarrage semble assez timide.
L’éditeur coréen spécialisé dans le jeu mobile, Com2uS, a également lancé sa propre plateforme nommée C2X et va multiplier les jeux reposant sur la blockchain Terra. Square Enix s’est engagé sur la question par le biais d’une lettre ouverte de son PDG pour le moins cryptique, mais pour le moment toutes ces initiatives sont loin de soulever les foules. Hormis les chantres du Web3, l’accueil est plutôt réservé dans la communauté gaming.
Un rejet massif suffisant pour pousser certains acteurs à faire machine arrière. Les français de Plug In Digital, les britanniques de Team 17 ou encore les ukrainiens de GSC Game World (Stalker 2) ont eux choisi de faire machine arrière suite à la réaction du public, mais aussi celles de leurs partenaires. Séduisants pour les actionnaires et les investisseurs, les NFT ne semblent pas vraiment faire recette chez les clients, qui s’inquiètent notamment que cette marchandisation tous azimuts se fasse au détriment de la qualité et de l’originalité des productions. Il faut dire que les jeux dédiés aux NFT, qui pullulent depuis 2018, ne se démarquent pas vraiment par leur créativité. Ils sont souvent des déclinaisons de concepts bien connus (Pokemon, gatcha…).
Chute de l’intérêt autour des NFTLa tendance générale autour des NFT est à la baisse depuis le début de l’année 2022. Suffisant pour tuer dans l’œuf l’appétit des acteurs de l’industrie ? Le planning des conférences de la Game Developer Conference du mois de mars 2022 laisse à penser l’inverse, le sujet étant au cœur de nombreuses présentations pendant ces quelques jours de rassemblement des professionnels de l’industrie du jeu vidéo. On n’a certainement pas fini d’entendre parler des NFT dans le jeu vidéo, malgré les nombreuses questions soulevées par cette nouvelle technologie. Dans les faits, on a pour le moment bien du mal à en cerner l’intérêt, en dehors de la création de valeur financière.
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